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J’aborde en premier lieu le côté pratique : vos questions.

 

Vous savez que je suis résolu à tous les sacrifices pour vous faire mienne : je vous aurai à tout prix mais jamais (et j’aborde  nettement la question) au prix de ma dignité d’homme. C’est chose sacrée et je me croirais indigne de vous si je la perdais. Je m’explique : le seul obstacle que nous aurons à surmonter, je crois, sera la question de la religion. Je vous ai exposé mes idées à ce sujet assez clairement pour que je n’aie pas à y revenir. Je vous ai dit mainte fois que je ne croyais pas à la religion, à aucune religion. En nous mariant, je braverai les préjugés des gens de ma religion : c’est bien, je m’en moque. Mais quant à changer de religion (et c’est, si j’ai bien compris le but de votre avant-dernière lettre) je ne le ferai jamais, voici pourquoi : 

 

Ce serait une lâcheté car ceux de ma religion pourraient croire que je le fais à cause des ennuis auxquels ils sont parfois en butte. De cela, je n’ai cure.

 

Mais et ce serait autrement grave, je perdrais, vis-à-vis de moi-même, toute dignité si je le faisais ; j’irais embrasser une religion en laquelle je ne puis croire, en en abandonnant une en laquelle je ne crois pas déjà !

 

 

 

 

 

 

 

 

« Paris, ce 9 septembre 1896

 

Ma bien-aimée,

 

Quelle douce surprise de recevoir une lettre de vous et surtout une lettre si charmante ! Vous vous figurez aisément combien il m’est pénible de rester sans correspondance avec vous, le seul objet de mes pensées, ma vision de tous les instants ! Combien cela m’est plus pénible encore de rester éloigné de vous, alors que votre contact, votre présence aux côtés l’un de l’autre nous procureraient un bonheur infini ! Mais rassurons-nous. Le temps, cet éternel niveleur, nous rapproche à chaque instant, et bientôt viendra certainement le temps où nous serons rivés dans une étreinte éternelle. C’est notre seule consolation : profitons-en.

 

 

Ma mémoire retrouvée 

 

Pour moi, ce serait une lâcheté qui m’avilirait à mes yeux et me rendrait la vie insupportable. N’est-ce pas ma chérie, que vous ne m’obligerez pas à une lâcheté, dont mon père, la bravoure en personne, rougirait pour moi ! Excusez ma franchise. J’ai la volonté arrêtée, quoi qu’il m’en coûte de nous marier sur un terrain neutre sans cérémonie religieuse. De la sorte, nos deux consciences seront respectées : c’est la seule solution que j’accepte, quoi qu’il dût m’en coûter. Je mourrais plutôt que de commettre une si grave lâcheté.

 

Répondez-moi de suite et dites-moi ce que vous en pensez. Me conseillerez-vous la lâcheté ?

 

Je vous demandais ce que vous feriez si l’on vous refusait de nous unir. Parce que, avant mon départ, vous paraissiez vouloir prendre la direction de nos affaires. Je n’ai jamais douté un instant que notre amour put soulever des montagnes. Voilà ma profession de foi faite et j’espère que vous êtes tranquillisée. Que pensez-vous du plan suivant ? Si j’allais à mon retour à Saint Claude demander votre main à vos parents ? Ne vaudrait-il pas mieux définir la situation ? Je suis certain, ou plutôt j’ai l’intime conviction que si je suppliais, nous suppliions votre mère, elle céderait à nos prières ; je crois qu’elle ne me déteste pas trop. Il n’y aura que l’article religieux qui sera dur, mais il me semble que j’y arriverai. Avec quel bonheur alors nous travaillerons ensemble ! Ou plutôt, j’ai bien peur que … ».

 

 

 

En ce mois de septembre 1896, la France vit une période de tensions et de divisions. Depuis deux ans, l’affaire Dreyfus a éclaté. Un antisémitisme s’est développé avec l’expression décomplexée de la haine du juif dans de nombreux journaux. Mais de nombreux démocrates commencent à réagir et à défendre l’innocence de Dreyfus.

 

Dans ce contexte, mes arrières grands parents se sont rencontrés et s’aiment. Pour autant, ils doivent faire face à un écueil : elle est catholique, lui est de culture juive. Sans renier cette dernière, il se revendique de plus athée.

 

Cette lettre écrite il y a plus de 120 ans est toujours d’actualité et pourrait sans doute aujourd’hui être écrite par deux jeunes amoureux.

 

Une lettre tout à la fois message d’amour et de tolérance.  

 

Pour ceux qui souhaitent connaitre la suite de l’histoire. Les deux tourtereaux se sont mariés et ont eu trois enfants. Ils ont ainsi réussi à surmonter les intolérances de l’époque. Mais ils ont tout de même cédé à la pression sociale : la famille est devenue catholique et tout signe d’une culture juive a été étouffée… excepté une lettre, cette lettre permettant une mémoire retrouvée. 

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